Pour en revenir à la littérature et en finir avec vous savez quoi [1]
Quelques mots en préambule avant d’entrer dans le vif du sujet [2]. C’est un article assez étrange à écrire parce que j’ai désormais une catégorie de lecteurs assez critiques et vigilant qui "s’inquiètent" pour l’institution et pour moi. Raison pour laquelle j’ai retiré les deux précédents articles. Mais j’y reviendrai [3]. Pour éviter tout malentendu avec on ange-gardien qui veille, je distinguerai deux parties dans cet article. La première vise à compléter les propos que j’ai tenus précédemment [4]. Avec des gros mots et tout si nécessaires (j’aime les gros mots, ça soulage, les gros mots). La seconde a juste pour but de nuancer tout ce que j’ai dit et pensé jusqu’à présent. Savoir qu’on est lu par une catégorie toute particulière de lecteurs pousse à la vigilance [5].
Quelqu’un qui me soutient depuis quelques années (et à qui je dois beaucoup) dans ma démarche m’a signifié que ces derniers articles manquaient de littérature. C’est vrai, il a entièrement raison. Je fais une dernière exception [6]. Ai-je besoin de vous rappeler que je préfère écrire des fictions, des poèmes, composer de la musique ou de la vidéo. Et d’ailleurs, le journal traverse arrivant à son terme (après encore beaucoup de travail dessus avant publication mais là n’est pas la question), je prépare ce que deviendra le livre à venir (que l’ami qui nous a pourri l’été avec son monstrueux atelier soit ici mille fois remercié). Le but n’était pas de parler de ça.
Un peu plus de vingt quatre heures après mon dernier article, donc, on est venu me voir pour me signifier que mes "écrits" avaient été lus. Un rendez-vous m’a été donné puis annulé. Pas de suites. La semaine d’après, c’est le secrétariat d’un médecin qui me contacte. J’ai envoyé un mail pour donner mes disponibilités et j’attends toujours. Je suis le malade. L’institution n’y est pour rien et c’est bien normal [7].
Je n’ai jamais abordé la problématique de la colère de front. Ni celle du désespoir, de l’ennui, du suicide, de la mort en général. Notamment dans ce contexte. Je suis trop amoureux, trop accroché à la vie, j’ai trop de projets, trop de choses à dire, montrer, faire, pour envisager une issue funeste [8]. Pourtant, ces derniers semaines, j’ai compris ce qu’il pouvait se passer dans la tête de quelqu’un qui envisage le pire (peut-être devrais-je écrire là-dessus ?). J’ai perçu ce moment où, vous ne voyez aucune issue. Vous ne vous sentez pas seuls. Vous savez que vous êtes seuls. D’un côté, une institution qui est, de fait, incapable de vous comprendre, dont chacun des actes ne fait que creuser encore plus l’écart entre eux et vous [9] Parce que systématiquement, elle tape à côté. Forcément, puisqu’elle est incapable de se remettre en question. Voyez à quel point elle détruit les enfants qu’elle ne sait pas prendre en charge. Peu de personnes sont capables d’imaginer ce qu’il se passe dans la tête d’un gamin à qui on annonce qu’il va redoubler, alors que chaque minute de sa vie scolaire est une guerre, que chacun de ses gestes, chacune de ses paroles sont jugées, pesées par un tribunal. Moi, je le sais. Je l’ai vu dans les yeux de plusieurs enfants. Et je l’ai dit, parfois : "on n’aurait pas du te faire redoubler, c’était une erreur" [10]. Ce ne sont pas des exceptions. Il m’est arrivé de devoir gérer l’incompréhension de parents auxquels on essaye de faire croire que leur gamin n’a d’autre alternative que la SEGPA [11], alors qu’il voit juste le monde différemment (et qu’il n’est pas plus bête qu’un autre). C’est quelque chose que je ne supporte plus. Et le fait de ne plus supporter ça me rend moi-même différent aux yeux de l’EN (je ne vous raconterai pas ma pire expérience, mais je crois que c’est elle qui m’a fait comprendre à quel point c’est l’institution pour laquelle je travaille qui est malade).
Mais tout espoir n’est pas perdu [12]...
D’abord, l’Éducation Nationale est une belle idée. Très mal défendue (et d’abord par elle-même), mais c’est une immensément belle idée. Organisée telle qu’elle l’est, mettre les pieds dans une classe me paraît être totalement absurde. Les enfants ne savent même pas ce qu’ils font là. Ceux qui le savent ne sont pas dupes. Ce qui le croient sont des belles machines qu’on formate pour les besoins du marché (quand je pense qu’on fait confiance à l’avis de l’OCDE, c’est du grand n’importe quoi). La classe annihile le temps de l’individu, exacerbe l’ennui et le goût du désespoir [13] Elle enseigne une vie binaire faite de juste et de faux, de rouge et de bleu, de rouge et de vert (même s’il y a du jaune et/ou du orange entre les deux, ce n’est jamais bon signe).
Le jour de la rentrée, en entendant les premiers mots de l’orateur et pendant un très court instant, j’ai eu l’espoir que tout ce que j’ai pensé, vu, constaté, conclu, n’eut été qu’une grossière erreur de jugement de ma part [14]. Si vous avez lu l’article retiré depuis, vous savez que non, ce n’était pas une erreur.
Mais bon sang, j’ai cet espoir, non pas de m’être trompé (malheureusement, je défends fermement cette idée que l’EN a elle-même tiré au fusil à pompe dans ses propres idéaux [15]), mais l’espoir qu’il y a encore une petite fenêtre où je pourrai m’insérer là où je serai encore utile, où je pourrai vraiment aider les enfants, pas juste assister au naufrage de ceux qui n’entrent pas dans le moule. Pendant un an, j’ai connu ça quelques heures par semaine : m’occuper des enfants en difficulté par groupes de 5 ou 6, grand maximum. Prendre le temps de parler de leurs difficultés, de les écouter, essayer de comprendre pourquoi l’école n’a aucun sens, leur montrer qu’ils ne sont pas plus bêtes que les autres, leur permettre de respirer, leur montrer qu’on les écoute que, même s’ils sont décalés, ils ne sont pas seuls. Faire en sorte que l’organisation absurde qu’est la répartition par classe d’âge (désespérément excluante, tout comme le serait celle par niveaux) ne les détruise pas que elle le fait depuis des générations. Faire ce petit quelque chose, donner ce petit espoir en attendant que l’EN se réorganise, apprenne qu’elle fait fausse route, qu’elle exclut plutôt qu’elle intègre, en attendant que le marché n’ait plus le dernier mot (parce que bon, on dira ce qu’on veut...) [16]
J’aime enseigner, mais je ne veux plus le faire dans ces conditions déplorables [17]. L’éducation nationale est malade, mais elle a les moyens de se soigner. Le problème c’est qu’elle n’écoute pas ses médecins (Stanislas Deheane, Philippe Meirieu etc.) Il serait peut-être temps, non ?
Je n’ai pas tenu ma promesse, au sujet des gros mots. Je rêve d’avoir une bonne raison de ne pas démissionner en février 2019. Vraiment. Simplement là, je n’y crois plus, à ce rêve [18]. Heureusement, j’en ai d’autres, des beaux et des réalisables de mon vivant, eux. Flotter sur un cadavre, n’est pas la plus belle expérience d’une vie [19].